Le commencement

Publié le par Pomme Pidouwap

 

30 ans et célibataire. Ça vous tombe dessus, comme ça, un beau matin.

Non. C’est pas vrai, reprenez-vous, ne faites pas preuve de mauvaise foi, ça n’est pas arrivé comme ça, en fait.

Vous étiez jeune, et enthousiaste, une vingtaine d’années, pas plus, et vous vous êtes mise avec un type plutôt ganja man plutôt Peace cool mais tellement mignon. Vous étiez en mode je suis au début de ma vie et tout va me sourire. Vous ne doutiez de rien ni personne et étiez sûre, dur comme fer que c’était celui-là, précisément qu’il vous fallait. Vous ne vous êtes pas posé de questions ou en tout cas pas les bonnes et voilà.

Vous vous êtes réveillée un beau matin. Le type Peace cool l’était toujours dans la vie mais un peu moins avec vous. Vous êtes jeune mais plus tant que ça non plus. Trop jeune pour être vieille certes, mais, vous vous en rendez bien compte, trop vieille pour être jeune. Vous avez fait vos études, emménager avec Peace cool, enterré quelques rêves (dont celui de vous marier avant vos 30 ans), et puis vous êtes devenue la nana à laquelle vous n’auriez jamais voulu ressembler.

Vous ne sortez plus, ne voyez vos copines que par le biais de Skype, êtes devenue la plus chieuses des chieuses avec le ménage, ne faites attention à votre apparence que pour le nouvel an, et surtout, surtout commencez à devenir aigrie d’être avec Peace cool, l’ado retardé qui vous a transformée, bien malgré vous, c’est évident, en caricature de votre mère.

Il vous déteste, vous le détestez mais tout de même, 8 ans c’est pas rien.

C’est la phrase que vous vous répétez depuis au moins 6 ans. Parce que des prises de tête, il y en a eu. Dès l’emménagement d’ailleurs. Des fois vous vous dites que c'est dès la première semaine  qu'il aurait fallu se tirer. D'autres vous pensez, à raison sans doute, que vous auriez eu des regrets.

Cependant, les signes précurseurs de la plus grande de vos foirades étaient déjà visibles comme le nez au milieu du visage, dès la première semaine.

Je resitue : une semaine que vous êtes installés. Vous êtes heureuse, vous avez quitté votre chambre d’ado pour un studio de 25 mètres carrés mais qu’importe, vous vous aimez, vous êtes culculs, gnangans et inséparables.

En une semaine, des changements se sont opérés en vous sans même que vous n’y puissiez quoi que ce soit. Vous ne jetez plus vos fringues en moulons au pied du lit. Vous ne laissez plus trainer vos sous-vêtements. Avez appris à laver une baignoire et même passer l’aspirateur. Avez découvert les vertus des lingettes dépoussiérantes et ne fumez plus à l’intérieur.

La cuisine est devenue votre fief. Vous A-DO-REZ votre cuisine de 2 mètres carrés dans laquelle vous pouvez vous faire des pâtes, des pizzas surgelées et toutes les mal-bouffes possibles et imaginables. Vous n’auriez jamais soupçonné que votre tout premier problème viendrait précisément de là : la cuisine. Dès le départ il a été établi que c'était votre pièce. Vous ne le saviez pas mais Peace cool ne fait pas la différence entre une poêle et une casserole, ne comprend pas que la vaisselle ne se fait pas toute seule, et n’envisage même pas le fait de toucher une éponge.

En 7 jours, très précisément, vous êtes devenue une maniaco-depressive de la vaisselle sale. Une psychopathe du plan de travail dégagé. Une névrosée du verre qui traîne. Une pro du pec citron. Une incollable du torchon. Vous ne supportez pas la vaisselle qui craquelle, les odeurs dégueulasses quand vous vous faites votre café le matin, et les moucherons qui volètent dès que vous laissez quoi que ce soit traîner. De fait, vous dépensez une énergie considérable pour que tout reste propre.

C’est à partir de ce moment décisif, que tout vous a opposé, 8 jours exactement après avoir emménagé avec lui.

Vous êtes cadre et en début de carrière. Vous ne rentrez donc pas tôt chez vous. Vous avez été stressée toute la journée, vos talons vous gênent, votre tailleur vous serre. Les métros sont bondés, il fait chaud, il fait moite, vous n’avez qu’une envie, c’est rentrer chez vous et vous affaler dans le canapé. Peace cool, ce soir va bosser tard. Vous avez déjà imaginé votre soirée : un plat de pâtes, un verre de vin, et une série de meufs. Vous n’en pouvez plus, vous êtes littéralement rincée par la journée, soulée par les autres, et avez un besoin plus qu’urgent de décompresser, de lâcher prise, bref de glander.

Vous rentrez dans l’appartement.

Premier constat : ça pue la clope, ça pue le sale. Vous ouvrez la fenêtre mi attendrie, mi soulée. Voyez les chaussettes sales au pied du lit, les ramassez, un peu énervée. Entrez dans la cuisine. Ressortez de la cuisine. Rerentrer dans la cuisine. Non, vous ne rêvez pas, chaque putain de millimètre carré de votre plan de travail est jonché de trucs répugnants. Une assiette pleine de pâtes sèches. La casserole qui va avec. 2 verres de cocas à moitié plein, le sachet de pâtes à moitié renversé. Un bol de lait en train de cailler. Peace cool commençait le boulot à 14 heures. CQFD. Putain de merde. Vous êtes au bord de la crise d’apoplexie. Jetez la vaisselle dans l’évier. Prenez votre téléphone et appelez, sans vous rendre compte que vous devriez vous abstenir.

- Allo ?

Il y a une semaine encore, vous auriez trouvé sa voix douce et gentille. Il y a une semaine vous auriez pris une voix complètement niaise et vous lui auriez dit : « je voulais juste te dire que je pense à toi… Comment ça se passe au boulot ? ». Il y a une semaine vous auriez eu hâte de le voir. Mais à ce moment précis (en plus en jetant la vaisselle dans l’évier, vous vous êtes éclaboussée d’eau dégueulasse), les seuls mots qui sortent de votre bouche sont de la rage pure et dure :

- C’est quoi ce putain de bordel que tu m’as laissé ????

Réaction typique du type pris en faute :

- Mais de quoi tu parles ?

Vous avez l’impression de parler à l’idiot du village.

- De cette putain de cuisine !!!

Vous suffoquez de colère. Une semaine que vous passez votre temps à laver, épousseter, ranger, et en une demi-journée, tout est à refaire. Vous avez envie de pleurer. Vous avez envie de hurler à l’irrespect de vos efforts.

Réponse hallucinante et à côté de la plaque :

- Tu peux arrêter de t’énerver pour rien ?

Ca a le mérite de vous faire sortir de vos gonds. La réaction est disproportionnée :

- Pour rien putain ???? T es qui pour dire que c’est pour rien ???? Je m’énerve si je veux !!!!

Vous attendez la réponse mais vous rendez compte qu’il a raccroché.

Vous le savez, il vaudrait mieux s’arrêter là mais c’est plus fort que vous, vous avez besoin d’extérioriser. Et puis arrêtons la mauvaise foi, vous êtes hors de vous, il comprend pas que non, vous ne vous énervez pas pour rien.

Vous rappelez.

- Quoi encore ?

La voix est pleine de  fureur contenue. Vous ne vous laissez pas intimider, c’est la première fois qu’il coupe une communication avec vous aussi abruptement. Vous foncez :

- Tu me raccroches au nez maintenant ?

- Je bosse là ! Tu captes ? JE BOSSE PUTAIN !

Vous ne pouvez pas répondre, il a déjà et à nouveau raccroché. Et là vous avez l’air con. L’air con et supère en colère, le téléphone à la main, impuissante, vaincue.

C’est à ce moment précis que vous savez sans le savoir que vous avez mis le doigt dans un engrenage sans fin. Les mauvaises habitudes. Les acquis. La non reconnaissance des efforts faits. La femme de ménage de la maison. La grognasse qui fait chier son mec au boulot pour un peu de vaisselle sale. L’emmerdeuse qui se met en colère pour un oui pour un non.

Pour le moment vous ne l’avez pas encore réalisé. Pour le moment vous êtes juste incroyablement démunie, hallucinée par la violence du truc, enragée par la faute non avouée. Là vous vous dites que vous allez le larguer. Que c’est pas possible de vivre comme ça. Que vous n’allez pas passer votre vie à faire sa vaisselle sale. Mais 2 ans tout de même. Ça compte…

Vous la faites à contre-cœur cette vaisselle. Vraiment. Finalement pas pour la vaisselle elle-même mais surtout pour la réaction de Peace cool. Vous le savez, il le sait, il vous a mis dans la position de la copine insupportable. S’il s’était excusé, s’il avait émis le moindre regret ça n’aurait pas été la même chose. Vous auriez dit avec votre voix complètement niaise « c’est pas bien grave, je me suis trop vite emportée… ». Il vous aurait répondu avec sa voix super douce et gentille « Ben si quand même, excuse-moi encore ». Ça vous aurait convaincue. Vous auriez pu la faire cette vaisselle, certes en pestant mais en vous disant toutefois que ce n’était pas grand-chose. Peut-être même que vous auriez ri de vous. Ou encore eu des remords. Mais là, là c’est dur. C’est réglé, vous ne ferez que le strict minimum, tant pis si les pâtes restent collées au fond de cette putain de casserole. De toute façon avec toutes ces émotions vous n'avez même plus envie de vous faire à manger. Ni même du verre de vin. Et encore moins de la série de meufs. Bref. Vous n’avez plus envie de rien sauf de continuer de pester. Votre soirée est définitivement foutue. Vous finirez devant les Enfants de la télé.

Mais 2 ans tout de même. Votre plus longue relation. Votre coup de cœur. Votre équilibre.

Quand il est rentré ce soir-là, vous aviez ressorti votre pyjama vert pomme dégueulasse que vous aviez hésité à jeter avant d’emménager, enfilé un peignoir qui pourrait être celui de Tatie Danielle et ne vous étiez pas lavé les dents. 

Il vous a marmonné que c’est bon fallait pas en faire tout un plat, il était désolé. Mais c’était un peu tard, vous l’aviez déjà faite, cette putain de vaisselle.

Puis c’est devenu une habitude. La vaisselle sale sur le plan de travail. Vous qui rentrez du boulot et qui la faite à moitié sans même plus prendre la peine de téléphoner. Le pyjama vert pomme et le peignoir de Tatie Danielle. Au bout de 6 mois vous avez mis au point une nouvelle stratégie. Lui poser sa vaisselle sale sur son bureau. Mais après 10 jours vous vous êtes aperçue que cela ne servait à rien, c’est vous qui vous retrouviez sans vaisselle pour manger. Vous avez tenté les assiettes en carton. Mais vous avez renoncé, trop peu pratique. Alors vous êtes devenue le lave-vaisselle vivant de la maison.

Bien sûr, une fois le mois, Peace cool s’y colle. Et ça se sait car c’est toujours le même cinéma. Il vous appelle, vous traîne dans la cuisine, comme s’il venait de relever l’exploit du siècle. Vous demande d’admirer la propreté des assiettes, la netteté des verres. La première fois vous lui avez demandé s’il voulait une médaille. Il l’a tellement mal pris que vous avez passé un week-end pourri à vous faire la gueule. Du coup, vous ne dites plus rien et certaines fois même vous lui en êtes reconnaissante, oubliant que les tâches ménagères se font à deux.

Et toujours cette putain de phrase : 2 ans tout de même. C’est pas rien, face au problème de la vaisselle.

Inutile donc de vous dire que vous vous êtes mise à fantasmer sur un truc pour lequel vous n’auriez jamais cru pouvoir fantasmer une seule seconde : un lave-vaisselle. Vous avez l’impression qu’il va régler tous vos problèmes de couple. Vous ne vous êtes même pas rendue compte qu’en une année vous étiez devenue le truc que vous snobiez il y a encore quelques mois : la ménagère de moins de 50 ans.

Mais vous êtes optimiste. Le week-end il vous apporte votre café au lit. Il vous détend (sauf pour la vaisselle). Il vous trouve belle même quand vous êtes malade. Il va chercher vos médicaments. Il est toujours galant. Vous tient la porte. Vous traite comme la prunelle de ses yeux. Vous fait des petits cadeaux parce que vous êtes sa moitié. Va vous chercher des gâteaux en pleine nuit. Sortez encore au restau le soir. Vous comble d’attention, de petits coups de fil ou textos. Bref. Il vous aime et vous l’aimez. L’ombre de la vaisselle plane, mais finalement rien de bien dramatique, vous regardez toujours dans la même direction et il a fini par s’habituer au pyjama vert pomme et au peignoir de Tatie Danielle.

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